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Premières pages de Noces de cendre

Premières pages de Noces de cendre

Sa musette au précieux contenu serrée contre la hanche, Émile descend la Grand’rue d’un bon pas. Ses godillots cloutés claquent sur le pavé humide, tandis que le clocheton de la mairie égrène six coups de son timbre aigrelet. Pris d’une soudaine inspiration, il bifurque, pousse la porte d’une humble maison située face à la poste et gagne les mansardes quatre à quatre. Allongé tout habillé sur son lit, Charles est ravi de la surprise.         

— Alors, c’est le grand jour ? lance son ami d’enfance d’un air qui se veut enjoué

— Tu vas me manquer, tu sais ? Sans toi, ça ne sera pas pareil, répond Émile. Quand je pense que…

— Tatatata ! Ne pense pas trop. Avec ou sans moi, ça ne change rien. Ce qui compte, c’est que l’un de nous y aille, c’est tout. Et toi, tu feras ça très bien…

— Comment te sens-tu ce matin ? s’enquiert le jeune marcaire Nbp : nom donné aux agriculteurs de montagne (francisation de « Melker », ceux qui traient).

— Comme un type qui ne fera plus jamais danser les filles… Mais on ne va pas pleurnicher un jour comme celui-là. D’ailleurs je crois qu’il vaut mieux que tu descendes à la gare, maintenant. Ça serait bête de rater le train. Hop, verschwind ! Nbp : allez, sauve—toi !

            Deux minutes plus tard, Émile tourne le coin de la scierie, où le maître scieur est occupé à réparer les augets de la grande roue à aubes. Le convoi est déjà en gare ! Plaquant la sacoche contre son ventre, il se lance à toutes jambes, aussi vite que le permet sa patte raide. Malgré la douleur lancinante, il remercie le Ciel de l’avoir fait revenir presque entier de cette foutue guerre. La cicatrice laissée sur son visage par la baïonnette d’un fantassin polonais n’est qu’un mal bien relatif. L’obus qui lui a déchiqueté le mollet quelques semaines plus tard lui a également emporté le petit doigt de la main droite. C’est à cette infirmité qu’il doit son surnom : Fingerla Nbp : Petit Doigt.

Voilà cinq ans que les armes se sont tues, mais les stigmates sont ancrés à tout jamais dans les corps et les esprits de ceux qui sont revenus. Dans chaque famille, une personne au moins manque à l’appel. Chez les Iltis, c’est Paul, le père, qui n’est jamais rentré. Aucune information officielle : on ne sait même pas où ni quand il est tombé.

Alors qu’Émile surgit sur le quai, une puissante musique retentit, couvrant les halètements de la locomotive, qui semble piaffer d’impatience dans son nuage de vapeur. Ce sont au moins cinquante personnes qui se sont rassemblées dans le petit matin humide. Elles applaudissent à tout rompre, tandis que quatre vieux marcaires s’époumonent dans leurs alphorns Nbp : cors des alpes, instruments couramment utilisés dans les Vosges alsaciennes. À leur tête, Martin Spenlé, passablement excité, tout empêtré dans son costume du dimanche étriqué.

— Eh bien ! On a cru que tu nous avais fait faux bond, Donnerwatter Nbp : Nom d’un tonnerre ! 

— Je suis juste passé chez Charles, s’excuse le jeune homme.

— En voiture, en voiture ! s’impatiente le chef de gare.

— Et mon discours ? se lamente le maire, un gros gars rougeaud qui transpire sous son chapeau haut—de—forme malgré la fraîcheur pénétrante.

— Vous avez trente secondes ! réplique le préposé, sifflet en bouche.

— Bon, eh bien, euh… s’emmêle l’édile, de plus en plus paniqué. Au nom de la municipalité, je déclare, euh, que… par les pouvoirs qui me sont administrés, euh, conférés, je souhaitais dire que, euh…

— Abrège ! lance quelqu’un dans l’assistance, déclenchant une rigolade générale.

— … C’est donc très solennellement que nous tous, rassemblés, euh…

—… te souhaitons bonne chance ! conclut Martin à sa place, en poussant le jeune marcaire vers la portière du wagon. Et maintenant, en route ! Ne faisons pas attendre le mécanicien.

            D’un geste rapide, il tend à Émile son billet pour Colmar, puis brandit une bourse bien rebondie, qu’il lui glisse dans la musette.

— Pour payer le reste du voyage et couvrir tes frais. Nous nous sommes cotisés afin que tu ne manques de rien. N’hésite pas à puiser dedans… Une fois là-bas, tu boiras un coup à notre santé !

            Alors que retentit le coup de sifflet du chef de gare et que les mouchoirs s’agitent dans l’assistance, une jeune fille déboule à toutes jambes, la robe à moitié retroussée sur ses bas blancs. Se hissant sur le marchepied, hors d’haleine, les joues en feu, elle embrasse Émile à pleine bouche. Depuis le quai s’élève un tonnerre d’applaudissements et de sifflements. Les marcaires entonnent une nouvelle mélodie. Emma redescend du marchepied, agite les deux bras en sautant sur place. Le train s’ébranle,  prend de la vitesse. Crachant un double panache de fumée et de vapeur, il s’élance en direction de la plaine.

Dans le wagon, un homme hèle Émile, l’invite à s’asseoir à côté de lui.

— Alors c’est toi, l’ambassadeur de la vallée ? lance-t-il pour amorcer la conversation. On ne parle que de toi de Turckheim à Mittlach ! J’ai bien connu ton père, tu sais, et ça ne m’étonne pas qu’on ait choisi un Iltis pour nous représenter. Au fait, il n’est jamais rentré, à ce qu’on dit…

— Non, toujours aucune nouvelle.

— Cinq ans que la guerre est finie, et pas moyen d’apprendre quoi que ce soit de ces satanées autorités boches !

Alors que l’homme se lance dans un réquisitoire contre l’incorporation des alsaciens dans les armées du Kaiser, eux qui avaient été français trois siècles durant, Émile repense au doux visage d’Emma, au baiser enfiévré qu’elle vient de lui donner.

            Il connaît la jeune fille depuis toujours. C’est une cousine de Charles, qui partageait souvent leurs jeux. Elle y tenait volontiers le rôle de la princesse quand les deux chevaliers pourfendaient des dragons imaginaires de leurs sabres de bois. Il n’avait jamais vu autre chose en elle que l’amie d’enfance, la bonne camarade. Jusqu’au jour où, quelques semaines auparavant, elle avait dansé avec lui à en perdre haleine, au bal de carnaval du village. Il y avait dans son regard une lueur étrange, qui faisait frissonner Émile et le mettait mal à l’aise. Lorsqu’il l’avait raccompagnée jusque chez elle, la jeune fille s’était blottie contre lui dans la nuit glaciale, enserrant sa taille à lui faire presque mal. De cette brève étreinte, il se remémorait surtout la pression gênante des seins d’Emma contre son torse. Devant sa porte, elle lui avait tenu les mains plusieurs minutes durant, les yeux mi-clos. Le jeune homme avait fini par s’esquiver, transi de froid. Il avait couru sans se retourner. Sur le sentier qui conduisait à sa ferme, il avait le souffle court. Son cœur battait fort. Pas seulement à cause de la pente. Une fièvre étrange semblait s’être emparée de lui, faisant trembler ses mains et flageoler ses jambes si alertes d’ordinaire, malgré la douleur de sa blessure de guerre.

            Le lendemain, tout le monde avait parlé au village, à la boulangerie, et même au marché de Munster, du beau couple que formaient Émile et Emma.

— Il est brave et travailleur, elle est bien tournée et point sotte, ces deux-là feront une belle paire ! disait-on.

Déjà c’était un fait admis de tous : les jeunes gens n’allaient sans doute pas tarder à se fiancer. Même Charles s’y était mis :

— Tu étais déjà comme un frère pour moi, voilà qu’en plus nous allons être cousins ! avait-il plaisanté.

Mais pour Émile, tout cela était bien trop soudain, tout s’enchaînait beaucoup trop vite. Certes, il allait sur ses vingt-quatre ans. Beaucoup de jeunes gens de son âge avaient déjà pris femme. Sa sœur Lisel s’était mariée à vingt ans. Elle attendait son deuxième enfant. Elle était partie vivre dans la ferme de son mari, du côté de Wasserbourg. Émile et elle ne se voyaient plus guère qu’au marché, ou aux fêtes de village.

            Chaque rencontre avec Emma se révélait un peu plus embarrassante. Une semaine auparavant, elle avait saisi les poignets du jeune homme et lui avait plaqué les mains sur son corsage. Trois jours plus tard, elle s’était frottée contre lui en l’embrassant dans le cou. Heureusement, ces scènes se déroulaient toujours loin des regards. Malgré cela, Émile ressentait confusément l’impression de faire quelque chose de mal. Il aurait voulu s’en ouvrir à sa mère ou à ses sœurs, mais n’avait jamais su trouver le moment opportun, ni les mots adéquats. Quant à Charles, il se bornait à rire de la gêne de son ami, lui conseillant de «  prendre les choses du bon côté » et de « se payer un peu de bon temps ». Ce n’étaient là que des formules qu’il avait lui-même entendues. Il y a fort à parier que le colosse n’en savait pas plus long que son ami sur les choses de l’amour.

            Bien sûr, durant la guerre, Émile avait entendu les chansons paillardes, les récits des exploits supposés de ses camarades de régiment. Cependant il ne voyait pas quel rapport pouvait exister entre la grossièreté des propos de caserne et la gêne étrange occasionnée par la troublante présence d’Emma. La saine et robuste jeune fille n’a certainement rien de commun avec les êtres dévoyés qui peuplent les bordels à soldats, dont les permissionnaires revenaient très agités et sans le sou. Émile n’avait jamais voulu les y suivre, se conformant aux mises en garde de sa mère, quitte à s’attirer quelques sarcasmes.

            Malgré sa grande ignorance, le jeune marcaire sent confusément que la clé de l’existence se trouve quelque part dans le vaste pays inconnu qu’est le corps, et plus encore l’âme de la femme. Quels pouvoirs ont donc ces êtres étranges, capables de donner la vie et d’ensorceler les hommes ? Plus il y repense, plus Émile est persuadé de tomber peu à peu sous l’emprise d’un sort jeté par Emma, qui va lui coûter sa liberté, voire même davantage. Il croit qu’il lui faudra souffrir, et que cette souffrance sera le prix à payer pour percer le grand mystère de l’Amour. D’ailleurs, dans les poèmes dont le Babeba Nbp : Grand-père a bercé son enfance, sentiment rime toujours avec tourment, passion avec destruction… 

            Le train vient d’entrer en gare de Luttenbach. Le crissement des freins tire Émile de sa rêverie. Une jeune fille vient de se hisser dans le wagon. Elle lui adresse son plus joli sourire, alors que son voisin le pousse du coude, en lui demandant :

— Et toi, qu’en penses-tu ?

Le pauvre Émile aurait bien du mal à formuler un avis, car il n’a pas suivi une miette du long monologue du voyageur. Gêné de son inattention, il tente un «  Eh joo, natiirlig Nbp : Mais oui, naturellement ! » peu convaincu. Sa réponse évasive semble satisfaire le bavard, lequel se remet à pérorer de plus belle. Heureusement pour le jeune marcaire, le gaillard descend à Munster, où le train fait halte quelques minutes plus tard. Montent alors dans le wagon une bande de lycéens turbulents, quelques hommes en bleu de travail, un monsieur très élégant et trois matrones corpulentes qui se dandinent comme des oies entre les deux rangées de banquettes.

            Émile se remémore ses émotions de gosse, lorsqu’il s’esquivait du stand de son père, au marché, pour venir musarder dans la gare de Munster. Fasciné depuis toujours par les trains, il adorait se faufiler dans la salle des commandes du poste d’aiguillage. Il admirait la toute-puissance du cheminot qui, d’une simple action sur un levier, pouvait dévier le monstre d’acier sur la voie de son choix. Sa décision était prise : il serait mécanicien dans les chemins de fer. Ainsi, il pourrait voyager dans le monde entier, découvrir des territoires lointains et y vivre d’extraordinaires aventures !

            Il y avait eu droit, à son grand voyage en train. L’année de ses dix-huit ans. Direction la Pologne, avec un uniforme vert-de-gris sur le dos… Pas fous, les Prussiens ! Ils se doutaient bien qu’en envoyant les Alsaciens se battre dans les Flandres ou les Ardennes, ceux-ci obtiendraient facilement la clémence de l’ennemi en se rendant dès le début des hostilités. Pire, ils auraient certainement endossé dès leur reddition l’uniforme français, pour prendre part activement à la libération de leur région. Tandis que sur le front oriental, rien ne distinguait un Alsacien d’un Allemand : les rares qui avaient essayé de pactiser avec l’ennemi s’étaient fait abattre froidement. Allez expliquer à un Polonais que vous portez l’uniforme prussien parce que votre région a été annexée plus de quarante ans auparavant ! Surtout si vous ne parlez que l’alsacien, qui pour une oreille slave (et même française, bien souvent) n’est rien d’autre que du boche.

            À son retour, il avait trouvé la marcairie en piteux état. Sa mère, ses frères et sœurs et le  grand-père tentaient péniblement de survivre dans des baraquements de fortune parmi les quelques bêtes qu’ils avaient pu sauver. Pas question de les abandonner en pareilles circonstances pour partir étudier à Colmar ou à Mulhouse ! Il avait retroussé ses manches et entrepris de reconstruire la ferme. Avec le secret espoir qu’au retour de son père, celui—ci reprendrait les rênes de l’exploitation, afin qu’il puisse lui-même suivre sa propre voie, au propre comme au figuré.  Après tout, on n’avait jamais reçu d’acte de décès…

Mais le père n’était jamais revenu. Émile avait apporté son aide aux autres marcaires sinistrés. Les mois, puis les années avaient passé. Le destin avait décidé pour lui : fermier il était né, fermier il resterait…

Heureusement que le Babeba est encore suffisamment vigoureux pour m’aider ! songe Émile, bénissant la complicité qui l’unit depuis toujours à son grand-père. Le vieux Iltis, farouche francophile et amoureux des belles lettres, jubile d’avoir un petit-fils aussi à l’aise avec le bétail qu’avec les alexandrins. C’est lui qui a offert au jeune homme, alors qu’il était encore tout gosse, la précieuse anthologie de la poésie française dont Émile ne se sépare jamais. Le jeune marcaire la sent, contre sa cuisse, à travers la rude étoffe de sa musette. Ce simple contact le remplit d’une joie tranquille.

            Le train longe à présent les manufactures munstériennes. Ici, le textile emploie plus de trois mille ouvriers. Beaucoup de marcaires ont abandonné la terre pour s’enrôler à l’usine, à l’instar de Charles. Certains marchent plus d’une heure chaque matin pour se rendre à la filature, en toutes saisons. Ils ont troqué leur liberté contre un salaire et des horaires fixes. Grâce au patron, ils ont accès aux bains municipaux, à la crèche pour leurs petits. Avant les terribles bombardements de 1915 qui l’avaient anéanti, ils pouvaient même fréquenter le théâtre ! À présent, beaucoup de travailleurs occupent un « logement social » en ville, dont le loyer est directement déduit de leur paye. Beaucoup s’ennuient de leurs montagnes et usent leurs coudes sur le zinc des bistrots… Pour leurs femmes, leurs enfants, le grand isolement a fait place à la promiscuité ; la pauvreté urbaine a supplanté la pauvreté rurale. Qu’adviendra-t-il de tous ces pauvres bougres si les usines se mettent à licencier ? Pour l’instant, la reconstruction donne du travail à tous les bras courageux. Il a même fallu faire venir d’Italie des cohortes de maçons, de plâtriers, de tailleurs de pierres. Avec le versement, au début de l’année, des “ dommages de guerre ”, les chantiers fleurissent dans la vallée comme les jonquilles au printemps. Pourtant ce marché-là finira aussi par se tasser…

            Voilà des mois que Martin Spenlé essaye d’attirer l’attention des uns et des autres sur le risque de contrecoup prévisible. Il est persuadé que l’avenir de sa vallée repose sur les activités traditionnelles qui l’ont toujours nourrie. Le bois, l’élevage, l’artisanat. Après la guerre, il s’est battu pour aider les marcaires à redémarrer leurs exploitations. Lui dont la ferme avait été  miraculeusement épargnée par les tirs d’artillerie lourde et les razzias, avait mis ses bras au service de ceux qui en avaient le plus besoin. Avec Émile et quelques autres courageux, il avait créé une sorte de fonds d’entraide, basé sur un principe simple : pour s’en sortir, il fallait que chaque souci individuel devienne le souci de tous. Qu’il s’agisse de dénicher des matériaux, de monter une charpente ou de poser des tuiles, les marcaires mettaient leurs moyens communs au service de chacun, successivement. Bien avant le versement des indemnités, presque toutes les unités tournaient à plein régime. Sauf celle de Martin, d’ailleurs : ayant perdu ses deux fils au front et sa femme de la grippe espagnole, il n’avait pas trouvé de motivation suffisante pour s’y remettre. Il continuait à offrir ses services aux uns ou aux autres. On pouvait toujours compter sur lui pour remplacer quelques jours le père alité, poser des clôtures ou aider à agrandir l’étable.

            Martin était devenu une sorte de meneur, voire de guide au sein de la profession. Même s’il n’avait pas le grand âge et la barbe blanche d’un patriarche, on venait souvent le consulter avant de prendre une décision importante. Il possédait un grand bon sens et savait se mettre à la place de chacun pour le conseiller au mieux de ses intérêts. Martin était aussi un visionnaire. Bien avant la Grande Guerre, il avait déjà pressenti le penchant des populations urbaines pour le tourisme de montagne. Il s’était réjoui plus que quiconque de la venue des marcheurs, que le train amenait à pied d’œuvre depuis Colmar, Strasbourg ou même Cologne ! Il voyait dans cet engouement un excellent moyen de dynamiser l’agriculture locale. Chaque ferme pouvait selon lui proposer le gîte et le couvert à ces visiteurs, afin de leur vendre directement les produits du cru. Il ne savait pas alors que cette idée serait à l’origine du mouvement des fermes-auberges, dont le succès ne cesserait de s’accroître jusqu’au vingt-et-unième siècle !

Pour réussir dans cette branche nouvelle, la vallée a besoin de faire parler d’elle. Et pas seulement en tant que champ de bataille, ou ont péri des dizaines de milliers de pauvres bougres ! C’est naturellement de Martin qu’est venue l’idée de la « mission » pour laquelle Émile quitte aujourd’hui sa chère vallée, pour la première fois depuis son incorporation dans l’armée du Kaiser six ans auparavant.

Appuyé contre le montant de la fenêtre, il voit à présent défiler les prés nimbés de brume qui séparent La Forge de Saint Gilles. Sur la route, il aperçoit une automobile qui file dans la même direction. Ce spectacle l’intrigue d’autant plus que personne à Breitenbach ne possède de véhicule à moteur. Même à Munster les propriétaires de tels engins sont rares. Tout au plus en a-t-il vu une dizaine depuis la fin de la guerre, dont le Saurer du négociant en vin ou le camion Citroën de l’entreprise de couverture, qui permet de transporter trois tonnes de tuiles en un seul voyage ! Pourtant ces machines lentes et peu sûres le fascinent bien moins que les trains, largement plus rapides et confortables.

— Toi qui rêves de longs voyages en chemin de fer, tu es l’homme de la situation, avait lancé joyeusement le père Spenlé, son regard ardent planté dans celui, encore incrédule, d’Émile. Les acclamations qui avaient suivi cette déclaration ne lui avaient guère laissé le choix. Il serait donc l’ambassadeur de la Grande Vallée, dont il porterait haut les couleurs jusque dans la capitale. Rapidement convaincu, il avait cependant souhaité entreprendre ce voyage en compagnie de Charles, déchaînant un nouveau hurlement d’enthousiasme. Pauvre Charles, qui s’était réjoui comme un enfant, ne sachant pas alors qu’il ne pourrait bientôt plus marcher…

            Bien avant son terrible accident, c’est un mal bien insidieux qu’avait contracté au front l’ami d’enfance d’Émile, revenu miraculeusement indemne de la guerre, physiquement du moins. Réputé pour sa bravoure, le colosse blond avait mis dans ses assauts une énergie peu commune, se distinguant à maintes reprises et s’attirant les éloges de ses supérieurs. Jusqu’au jours où, dans les yeux implorants d’un ennemi agonisant, il avait lu toute l’absurdité de cette immense boucherie. Comme Émile lorsqu’il avait embroché le Polonais qui venait de lui lacérer le visage, il avait été horrifié. Mais chez lui, le choc avait été plus profond encore. Depuis ce jour, Charles avait perdu l’envie de vivre. Il avait sombré dans une perpétuelle morosité. Heureusement, l’armistice avait été signé juste à temps pour l’empêcher de se livrer volontairement au feu de l’ennemi.

            Après la démobilisation, son entourage avait su le remettre peu à peu sur les rails. Cependant, l’impétueux et joyeux jeune homme avait fait place à un être renfermé, susceptible et constamment révolté. Incapable de reprendre le travail à la ferme familiale, où chaque détail était prétexte à des conflits retentissants avec son père, Charles était descendu s’installer au village. Il avait trouvé un poste à la manufacture. Sa force herculéenne, que la guerre n’avait pas entamée, en avait fait un manutentionnaire tout désigné. Il portait dix heures par jour, six jours sur sept, d’énormes rouleaux d’étoffe qu’il fallait descendre des métiers, pour les empiler sur des chariots que les magasiniers poussaient jusqu’à l’entrepôt, où ils attendaient d’être livrés.

            Sa paye, c’est souvent au bistrot qu’elle s’évaporait. Comme il avait l’alcool triste, il était de tous les mauvais coups. Un soir de beuverie, il avait eu maille à partir avec un contremaître de l’usine, suite à un mot maladroit du bonhomme. Charles l’avait copieusement ratatiné.

Les choses auraient pu en rester là, si les affaires de la manufacture n’avaient pas connu de sérieuses difficultés. La disparition des commandes militaires, une fois la paix revenue, puis la concurrence des colonies avaient successivement porté deux coups sévères au textile alsacien. Il était de plus en plus question de licencier une partie du personnel. L’inconduite du géant blond en avait fait une cible toute désigné pour le patron, qui voyait dans son éviction une bonne occasion de se débarrasser d’un employé dont tous redoutaient les sautes d’humeur et les violents emportements.

Sur les sages conseils d’Émile, il avait renoncé à se venger. Il avait passé sa rage en forêt, sur un chantier d’abattage, où sa puissance hors du commun avait émerveillé les bûcherons. C’est donc grâce à un malheureux concours de circonstances qu’il avait trouvé sa véritable vocation. Le travail au grand air avait peu à peu opéré des changements salutaires dans son comportement. Le temps aidant, il était devenu plus sociable, moins bourru. Il s’était même fait de très bons amis parmi ses collègues.

C’est en portant secours à l’un d’eux, dont la schlitte Nbp : Traîneau glissant sur une piste faite de traverses en bois, servant à transporter d’importants chargements de bûches s’était emballée et menaçait de l’aplatir, qu’était survenu dix jours auparavant le terrible accident qui allait le laisser diminué à tout jamais. Voyant dévaler vers lui le convoi fou, le colosse avait empoigné au passage le patin de l’engin, jetant toutes ses forces dans le combat inégal contre la pente et la charge. Alors que les deux hommes étaient presque parvenus à stopper les huit cents kilos de la schlitte folle, Charles avait dérapé. Sa jambe s’était coincée sous le patin, arrêtant définitivement le convoi. Il avait fallu décharger tout le bois pour parvenir à dégager le blessé, hébété par la douleur. Le schlitteur reconnaissant avait alors allongé son sauveteur à la place des bûches et l’avait transporté en toute hâte au village. Là, le médecin n’avait eu d’autre choix que d’amputer le membre broyé, juste au—dessus du genou.

Émile avait failli annuler son expédition, pour rester au chevet de son ami le temps qu’il se rétablisse. Mais trop de gens comptaient sur lui. Charles lui-même lui avait demandé de ne pas renoncer, au nom de leur vieille amitié. Il ne restait alors que cinq jours jusqu’au départ, et personne ne s’était proposé pour remplacer le bûcheron estropé aux côtés de l’émissaire de la vallée. Seul Martin Spenlé aurait pu se rendre disponible, mais il s’était déjà engagé à tenir la ferme du vieux Henri, qui devait se rendre à Mulhouse, au mariage de sa petite-fille.

            Déjà le train entre en gare de Colmar. Émile quitte lestement le petit convoi qui s’immobilise dans un grincement strident, en lâchant des bouffées de vapeur. Il emprunte le passage souterrain où quelques ouvriers mettent la dernière main au revêtement carrelé qui le garnit du sol au plafond.

— Quel luxe inutile ! songe Émile, en se disant que de telles faïences simplifieraient grandement l’entretien de la minuscule laiterie dans laquelle il élaborait ses munsters. Là-haut dans ses montagnes, les parois sont simplement chaulées avec grand soin chaque printemps.

En remontant à l’air libre, il prend le temps de contourner le bâtiment de la gare en brique rouge, dont la forme évoque le carénage d’une gigantesque locomotive. Sur le quai de la voie A, les gens sont bien différents de ceux que côtoie généralement le jeune marcaire. Parmi des ouvriers en bleu et des vieilles dames aux robes sombres se faufilent habilement des employés de bureau, sacoche du cuir à la main, chapeau melon et veston. Du hall de la gare débouche une dame svelte en grande toilette, des cartons à chapeaux à la main, suivie d’un monsieur ventru en redingote et chapeau haut-de-forme qui fume le cigare d’un air désinvolte, en tenant distraitement la laisse d’un lévrier aussi maigre que sa maîtresse. Émile ne se trouve qu’à une vingtaine de kilomètres du village, mais c’est déjà pour lui un autre monde. Les bribes de conversations qui lui parviennent se font en grande partie en français.

— Voilà qui ferait plaisir au Babeba, songe Émile, se demandant toutefois si tous ces gens sont également capables de s’exprimer en alsacien, ou si cette langue est destinée à s’éteindre peu à peu au sein des populations urbaines.