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Nouvelle primée au concours Gens du Monde

Concours Gens du Monde 2023

Comme chaque année, la nouvelle pour le concours Gens du Monde où j’ai été primé (Coup de cœur du jury, mention TB) devait contenir trois passages et dix mots imposés : Ils ne voulaient plus le voir… Qu’il retourne dans son trou. Et qu’il y reste ! / On savait tous qu’on était pareils / Mais ça, c’était avant / sentir / bouteille / naïf / parapluie / éphémère / imbéciles / muet / albatros / percer / autobus. Pour corser encore un peu le jeu, le texte devait comporter un maximum de 4500 signes, ce qui est très peu pour une nouvelle. C’est la raison pour laquelle j’affectionne ce concours : pour moi, la contrainte est toujours stimulante et j’aime relever des défis. Mon texte, de circonstance, est inspiré par les nombreuses heures passées à battre le pavé pour faire entendre la voix des citoyens. Il s’intitule « Dans la rue ».

Dans la rue

Ils ne voulaient plus le voir… Qu’il retourne dans son trou. Et qu’il y reste ! Ils étaient plus de trente mille à scander son nom, qu’ils faisaient rimer avec « démission ». Certains n’avaient jamais pu le sentir, d’autres découvraient son vrai visage maintenant que tout s’effondrait. Ils étaient huit mille de plus que le samedi précédent. Trois fois plus qu’en janvier. Des jeunes, des vieux, des femmes, des enfants, des ados, lançant leurs slogans comme on jette une bouteille à la mer, avec l’espoir naïf d’infléchir le cours des choses.

Grelottant sous mon parapluie, cherchant le réconfort éphémère d’une épaule amie contre mon épaule transie, je criais moi aussi mon dépit, essayant de me convaincre que j’étais encore une citoyenne libre, au pays de l’égalité. Nous essayions tous, pauvres imbéciles si facilement bernés, si longtemps muets. Unis dans un même désarroi, dignes, fraternels, on savait tous qu’on était pareils. On se rêvait albatros glissant majestueusement, libres et fiers, dans un ciel d’azur. On n’était que des pauvres pigeons affolés essayant de grappiller quelques miettes sur les trottoirs sales dont certains, faute de mieux, avaient fait leur maison. Ceux qui dormaient au sec n’avaient plus guère les moyens de se chauffer, ou alors il fallait rogner sur la nourriture. Il ne suffisait plus désormais de toucher un salaire pour vivre décemment. Les plus riches, quant à eux, l’étaient démesurément. Insolemment. Quand tout augmente, ce sont leurs poches qui se remplissent.

En tête de cortège, Tom avançait résolument, le poing levé, prêt à percer le rempart de boucliers obstruant le boulevard. Ni agitateur, ni rebelle, il n’était jamais descendu dans la rue jusqu’ici. Mais ça, c’était avant. Avant qu’il ne trouve notre voisine de palier morte de froid et de faim dans le modeste appartement qu’elle avait mis trente ans à se payer, en suant sang et eau. Il avait vu rouge.

La première salve de lacrymo n’avait pas suffi à le stopper. Foulard sur le nez, il tenait bon, parmi un petit groupe d’irréductibles, tandis qu’à l’arrière, la débâcle faisait ses premières victimes. Plusieurs personnes moururent étouffées. Un enfant fut piétiné, pauvre Gavroche anonyme. C’est alors que les canons à eau entrèrent en action. Tom, balayé comme les autres, parvint à agripper la hampe d’un panneau et s’y cramponna comme il put. Le calme revenu, il constata qu’il était seul au milieu du carrefour. Il voulut se redresser, se ravisa. Isolé comme il l’était, il n’avait aucune chance. Il hésita encore un peu, et puis il se releva tout de même, à demi. Il parcourut quelques mètres, cassé en deux, les yeux en feu, les poumons dévastés. Trouver un abri, vite ! Derrière cet autobus renversé, peut-être ? L’espoir se répandit en lui comme une source bienfaisante. Il se déplia légèrement. Trop. La dernière chose qu’il entendit fut une détonation déchirant l’air irrespirable de la ville, dont le nom rimait pourtant si joliment avec « vie » et « démocratie ».

Concours gens du Monde 2022  – Coup de cœur mention TB

Thème : Au bout de nos rêves

Bourgeons

Trois fois, j’ai vu les lumières vaciller, avant qu’elles ne s’éteignent pour de bon. Ténèbres soudaines, profondes, insondables. Quelques cris dans le lointain. Des aboiements, aussi. Puis la chape de silence, épaisse, est tombée sur la ville. Le souffle en suspens, le cœur battant fort dans ma poitrine, je me suis tapi contre un mur, tous les sens à l’affut, serrant nerveusement le pied-de-biche entre mes doigts crispés. Après avoir longuement observé les alentours, j’ai regagné à pas de loup ma petite maison de bois nichée au détour du sentier, à l’orée de la forêt tranquille. Clara m’attendait sur le seuil, un bouquet de fleurs à la main, dans la pâle clarté de la lune. Sans un mot, je l’ai prise dans mes bras, longuement. C’est notre façon de nous mettre au diapason l’un de l’autre, lorsque que nous nous retrouvons après une longue séparation. Ou dans les moments solennels, comme c’est le cas ce soir.

Autant Clara est calme d’ordinaire, autant l’émotion, en cette première nuit de l’ère nouvelle, la rend fébrile.

– Ça y est, murmure-t-elle dans un souffle. Cette fois-ci, nous y sommes. On a réussi !

Puisse-t-elle dire vrai ! J’espère que nous ne faisons pas fausse route, que nous ne regretterons jamais nos actes…

Sa fougue et sa détermination me rassurent. Soudain volubile, elle rappelle d’une voix altérée par l’urgence tous les objectifs de l’Étape 1. Elle trépigne d’impatience. Voudrait s’y mettre, là, tout de suite, sans même attendre l’aube.

Pourtant, rien ne presse. Nous avons la vie devant nous. L’avenir, désormais, nous appartient à nouveau. À nous et à toutes celles et ceux qui, enfin, vont pouvoir retrouver leur dignité, leur humanité, et œuvrer ensemble pour le bien commun. C’en est fini de l’oppression, de la propagande, de la désinformation, des discriminations, de la haine instillée par un pouvoir corrompu, avide de toute-puissance. Bien sûr, ce sera dur. Nous aurons besoin de toute notre créativité, toute notre intelligence, toute notre persévérance. Notre modestie, surtout. Il faudra prendre soin de nous-mêmes et des autres. Communiquer, coopérer, nous entraider, plutôt que de nous déchirer sans fin. Dans les premiers temps, bien sûr, la peur risque de faire son triste office et provoquer un chaos sans précédent. Non plus la peur artificielle, savamment générée et contrôlée par le Conseil Supérieur au nom d’un « civisme » dévoyé, mais une peur réelle, vertigineuse, atavique : la peur de l’inconnu. Et de la liberté. Beaucoup regretteront leurs chaînes, le confort des idées préfabriquées, la soumission bien commode aux injonctions de tous ordres, leur statut rassurant de victimes assistées. Il va falloir accepter les risques, les tâtonnements, l’incertitude. On ne bâtit pas un monde nouveau sans sortir de sa zone de confort. Au Rameau, nous aurions préféré opérer les changements en douceur, de manière indolore, mais Clara nous a convaincus que l’heure n’est plus à la patience.

Le rouge sur les ongles, voilà comment elle était, ma Clara, lorsque je l’ai rencontrée. Sur les lèvres, aussi. Employée modèle d’une grande firme pharmaceutique. Tirée à quatre épingles, tailleur impeccable, coiffure étudiée, jamais un mot plus haut que l’autre. Qui eut pu prévoir que trois ans plus tard, elle serait à l’origine du basculement ? Langue de bois, mensonges, manipulations, compromissions : elle ne pouvait plus se regarder dans la glace. Redevenir un être humain droit dans ses bottes et défaire ce qu’elle avait contribué à faire, là était le salut. Alors, la chatte précieuse a sorti ses griffes, pour devenir une tigresse sauvage. Aujourd’hui, elle a de la terre sous les ongles, ses cheveux sont devenus broussailles, ses vêtements sont rapiécés, ses poches vides. Dans son regard flamboyant brille une joie nouvelle, doublée d’une farouche détermination. Elle peut respirer, enfin, et donner du sens à sa vie. La route sera longue. Mais déjà, sur le vieux bois de notre société desséchée poussent de nouveaux rameaux, aux bourgeons pleins de promesses. De la jeunesse viendra notre salut. Celle-là même que le Conseil Supérieur voulait sacrifier. Divisée, manipulée, découragée, privée d’espoir, de culture et de joie de vivre, elle était prête à capituler, à plier l’échine, à se laisser museler, étouffer. Il ne manquait qu’une impulsion pour qu’elle s’éveille et reprenne ses droits. Bientôt, les enfants de la Terre pourront à nouveau vivre, aimer, rire et danser encore.

Concours Gens du Monde 2021, coup de cœur du jury mention TB

Thème : un autre monde

Aube – ère nouvelle ?

Dedans le jour, dehors la nuit… je ne sais plus très bien où va ma vie, mais elle y va, assurément. Une petite voix – ou était-ce une musique ? – venue de très loin m’a soufflé qu’il était temps de relever la tête et d’oser respirer à gorge déployée, à visage découvert. C’est elle qui m’a poussé à enfreindre les règles du couvre-feu pour arpenter des heures durant la ville endormie. Oppressé par des semaines de confinement, il fallait absolument que je m’évade, que je trouve une sortie de secours pour conjurer la claustrophobie qui m’étouffait sans relâche. Cette rébellion inattendue a fait surgir un être nouveau de la chrysalide grise et étriquée dans laquelle je m’étais moi-même enfermé, par excès de conformisme et de discipline. Si la joie de me sentir vivant depuis ma mue me porte et affermit mon pas lorsque je brave l’interdit en transfigurant la nuit, elle ne va pas sans un certain effroi. En dehors de quelques coups de gueule ici ou là, je m’étais toujours montré docile, jusqu’à en devenir inconsistant, translucide : rien ne m’avait préparé à une existence faite d’imprévu et de défi. La liberté n’est pas une chose facile. C’est un long chemin semé d’embûches, de doutes, voire de souffrance. Mais c’est celui que j’ai choisi et je n’ai pas l’intention de faire marche arrière. S’il faut se battre, prendre des coups et les rendre… qu’il en soit ainsi. L’Aube est à ce prix.

Plus tard, on verra ce qu’il adviendra de cet accès de fièvre libertaire qui me pousse hors de chez moi soir après soir, tandis que dansent les eaux du monde. Peut-être qu’une fois desserré l’étau des contraintes sanitaires et sécuritaires, je n’en verrai plus l’intérêt. Le parfum d’interdit qui m’enivre et m’incite à la transgression s’éventera peut-être subitement, pour laisser place à la résignation, à la lassitude, au désespoir, qui sait ? En attendant, je résiste, à ma manière. En croyant envers et contre tout qu’après la nuit reviendra le soleil, qu’il dissipera les ombres et les songes peuplant mes heures sans sommeil. Qu’après la peur refleuriront la confiance et le bonheur de se sentir à nouveau reliés, complémentaires, précieux, indispensables les uns aux autres. Qu’après l’agitation et la révolte que j’appelle de mes vœux s’épanouira cette sérénité si nécessaire. À moins qu’aux ténèbres ne succèdent d’autres ténèbres plus épaisses, plus opaques, plus sombres encore, et que l’Aube ne se refuse définitivement à ce monde ingrat, triste et indigne d’elle. Alors je continuerai de marcher. J’avancerai sans relâche, inlassablement, pour rêver ma réalité, avec l’espoir qu’une lumière reste possible, là-bas, tout au bout du tunnel noir comme la peur, noir comme ma peau, noir comme la mort et les matraques qui me briseront les os. Je marcherai comme on respire, pour ne pas tomber, pour ne pas sombrer, qu’il y ait ou non un sens à ce cauchemar éveillé.

Que la voix de mon père me trouve enfin, voilà ma plus grande joie ! Alors qu’il n’est plus à mes côtés désormais et que je n’ai pas même pris le temps de le pleurer, j’entends aujourd’hui ce qu’il a toujours voulu me dire. À sa manière, à la fois pudique et excessive, avec de grandes phrases jetées à la face du monde comme autant de déclarations de guerre ou d’amour, ponctuées par son rire sonore et de grandes claques dans le dos, il m’enjoignait de ne jamais courber l’échine, de ne jamais renoncer. Comme j’ai dû le décevoir ! Comme il a dû souffrir de me voir si timoré, si servile. Lui qui a quitté l’enfer des bidonvilles dans les entrailles d’un vieux cargo rouillé pour tracer sa vie ici, à grands coups de volonté, de courage et de patience, n’a jamais compris pourquoi je tenais tant à me fondre dans la masse, mouton parmi les moutons, m’autorisant tout juste à exister, m’excusant sans cesse d’être là. En errant cette nuit le long d’un boulevard désert, je m’entends lui chuchoter les mots que je n’ai jamais osés, les mercis toujours ravalés, les promesses que je ne me croyais pas capable d’honorer. Désormais, je suis un homme libre, debout. Je n’ai plus peur de ce que je suis ni de mes choix. J’ai enfin confiance en la vie, en l’Aube toute proche, même si je sais qu’à chaque instant, tout peut basculer. C’est ce qui en fait le prix, la saveur inestimable. Quoi qu’il arrive, mes nuits auront été fécondes : plus jamais je ne me laisserai enfermer. Nous bâtirons un autre monde.

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