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Nouvelle primée au concours Gens du Monde

Concours Gens du Monde

Comme chaque année, la nouvelle pour le concours Gens du Monde où j’ai été primé (Coup de cœur du jury, mention TB) devait contenir trois passages et dix mots imposés : Ils ne voulaient plus le voir… Qu’il retourne dans son trou. Et qu’il y reste ! / On savait tous qu’on était pareils / Mais ça, c’était avant / sentir / bouteille / naïf / parapluie / éphémère / imbéciles / muet / albatros / percer / autobus. Pour corser encore un peu le jeu, le texte devait comporter un maximum de 4500 signes, ce qui est très peu pour une nouvelle. C’est la raison pour laquelle j’affectionne ce concours : pour moi, la contrainte est toujours stimulante et j’aime relever des défis. Mon texte, de circonstance, est inspiré par les nombreuses heures passées à battre le pavé pour faire entendre la voix des citoyens. Il s’intitule « Dans la rue ».

Dans la rue

Ils ne voulaient plus le voir… Qu’il retourne dans son trou. Et qu’il y reste ! Ils étaient plus de trente mille à scander son nom, qu’ils faisaient rimer avec « démission ». Certains n’avaient jamais pu le sentir, d’autres découvraient son vrai visage maintenant que tout s’effondrait. Ils étaient huit mille de plus que le samedi précédent. Trois fois plus qu’en janvier. Des jeunes, des vieux, des femmes, des enfants, des ados, lançant leurs slogans comme on jette une bouteille à la mer, avec l’espoir naïf d’infléchir le cours des choses.

Grelottant sous mon parapluie, cherchant le réconfort éphémère d’une épaule amie contre mon épaule transie, je criais moi aussi mon dépit, essayant de me convaincre que j’étais encore une citoyenne libre, au pays de l’égalité. Nous essayions tous, pauvres imbéciles si facilement bernés, si longtemps muets. Unis dans un même désarroi, dignes, fraternels, on savait tous qu’on était pareils. On se rêvait albatros glissant majestueusement, libres et fiers, dans un ciel d’azur. On n’était que des pauvres pigeons affolés essayant de grappiller quelques miettes sur les trottoirs sales dont certains, faute de mieux, avaient fait leur maison. Ceux qui dormaient au sec n’avaient plus guère les moyens de se chauffer, ou alors il fallait rogner sur la nourriture. Il ne suffisait plus désormais de toucher un salaire pour vivre décemment. Les plus riches, quant à eux, l’étaient démesurément. Insolemment. Quand tout augmente, ce sont leurs poches qui se remplissent.

En tête de cortège, Tom avançait résolument, le poing levé, prêt à percer le rempart de boucliers obstruant le boulevard. Ni agitateur, ni rebelle, il n’était jamais descendu dans la rue jusqu’ici. Mais ça, c’était avant. Avant qu’il ne trouve notre voisine de palier morte de froid et de faim dans le modeste appartement qu’elle avait mis trente ans à se payer, en suant sang et eau. Il avait vu rouge.

La première salve de lacrymo n’avait pas suffi à le stopper. Foulard sur le nez, il tenait bon, parmi un petit groupe d’irréductibles, tandis qu’à l’arrière, la débâcle faisait ses premières victimes. Plusieurs personnes moururent étouffées. Un enfant fut piétiné, pauvre Gavroche anonyme. C’est alors que les canons à eau entrèrent en action. Tom, balayé comme les autres, parvint à agripper la hampe d’un panneau et s’y cramponna comme il put. Le calme revenu, il constata qu’il était seul au milieu du carrefour. Il voulut se redresser, se ravisa. Isolé comme il l’était, il n’avait aucune chance. Il hésita encore un peu, et puis il se releva tout de même, à demi. Il parcourut quelques mètres, cassé en deux, les yeux en feu, les poumons dévastés. Trouver un abri, vite ! Derrière cet autobus renversé, peut-être ? L’espoir se répandit en lui comme une source bienfaisante. Il se déplia légèrement. Trop. La dernière chose qu’il entendit fut une détonation déchirant l’air irrespirable de la ville, dont le nom rimait pourtant si joliment avec « vie » et « démocratie ».

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