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Extrait de Atomic Bretzel  🥨

Extrait de Atomic Bretzel 🥨

Chapitre premier : Un coin très tranquille

Après avoir cadenassé son antique randonneur au panneau réglementaire type B6a1 habituel, l’homme se dirigea d’une démarche lasse vers l’entrée de son bistrot préféré. Au tintement de la clochette, le patron cessa d’astiquer son comptoir et jeta le torchon sur son épaule droite d’un geste aussi élégant que machinal. Avisant le sexagénaire en Perfecto rehaussé, sécurité oblige, d’un gilet jaune fluo, il saisit un verre, y versa une double dose de Plikon, puis se translata vers la tireuse. Les santiag’s claquèrent sur le carrelage fatigué du troquet. L’arrivant se hissa sur un tabouret avec un salut minimaliste. Il descendit d’un trait la pétillante boisson. D’un geste sobre, il en commanda une seconde. Ou plutôt une deuxième, car son air hagard laissait supposer qu’il ne s’en tiendrait pas là.µ
– C’est pas l’homme qui prend l’amer, c’est l’amer qui prend l’homme, dĂ©clara le buveur, l’air grave.
– Ouh, il est d’humeur philosophe, mon Jacky ! releva le bistrotier. Mauvaise journĂ©e ?
– Ça fait un bail que je n’en ai pas connu d’autres, malheureusement.
– Raconte-moi ce qui te chiffonne, proposa le tenancier plein de sollicitude, en recommençant Ă  lustrer le zinc.

L’histoire, il la connaissait par cœur, bien entendu, mais il savait qu’un client se remplit mieux lorsqu’on le vide de ses soucis. Ça fait de la place à l’intérieur. Bien que n’étant pas du style à encourager la surconsommation, Gérard Lander se devait de raisonner en chef d’entreprise pragmatique. Il n’avait jamais réussi à rattraper les pertes dues aux deux confinements de 2020, sans parler du couvre-feu qu’on s’était pris dans la foulée. Déjà que son activité n’était plus guère florissante, depuis que le quartier jadis populaire avait été colonisé par des hordes de bobos dopés à la tisane et au jus de carotte bio. Gentrification, qu’ils disaient. Adieu les ouvriers et employés qui venaient se détendre après le labeur en balançant des vannes ou, mieux encore, de longs discours politiques qui leur asséchaient le gosier, appelant un rinçage salutaire dont l’eau était exclue d’emblée. Disparus les petits vieux qui tapaient le carton du matin au soir en alignant les canons, heure après heure, avec une régularité de coucous suisses. Heureusement qu’il restait Jacky et quelques autres spécimens en voie de disparition du même genre, sinon Le coin tranquille aurait déjà fait place à une boutique de cigarettes électroniques, un toiletteur pour chiens, une onglerie ou un salon de tatouage. Voire à une épicerie bio ou un restau vegan, au train où allaient les choses.

Jacky était tranquille, peinard, accoudé au comptoir, déroulant d’un ton monocorde la longue liste des vexations professionnelles qu’il subissait depuis sa placardisation, lorsque la porte marquée « privé », entre le bar et les toilettes, s’ouvrit à la volée. Elle livra passage à une créature étrange, née de l’hybridation improbable d’une actrice de série américaine des années 80, d’un déménageur polonais atteint de nanisme et d’un vautour, le tout emballé dans plusieurs mètres de tissu pailleté.
– T’as fait combien, aujourd’hui ? gouailla la femme – car c’en Ă©tait une – en dĂ©gageant GĂ©rard d’un coup d’épaule, pour se placer devant la caisse enregistreuse.
Nicoletta, alias Niki pour les intimes, manœuvra le tiroir et laissa échapper un grognement.
– P’tain, ça craint ! grinça-t-elle en ramassant les quelques petites coupures froissĂ©es qui tapissaient le fond du compartiment Ă  billets, dĂ©daignant la menue monnaie.
Elle se dirigea vers la porte à grandes enjambées, en lançant par-dessus son épaule :
– Ce soir, j’me fais une pizza avec les copines. Y’a l’reste des coquillettes d’hier soir, t’as qu’à t’les rĂ©chauffer. Et pis t’as intĂ©rĂŞt Ă  bosser un peu, parce qu’à ç-train-lĂ , on met la clĂ© sous l’paillasson avant la fin d’l’annĂ©e !

Le patron haussa les épaules d’un air résigné, esquissant une petite moue en direction de son unique client et néanmoins ami.
– Chacun sa croix, mon vieux ! glissa ce dernier, compatissant. Moi c’est mon boulot de merde, toi c’est Niki. Elle Ă©tait pourtant bien mignonne, ta p’tite poissonnière, quand tu l’as rencontrĂ©e !
– Mes vieux m’avaient prĂ©venu que c’était pas une bonne idĂ©e de fricoter avec une Parisienne…
– Ah ça, c’est sĂ»r ! T’aurais pas dĂ» aller ce soir-lĂ  Ă  Rungis ! T’aurais dĂ» rester chez ta mère, comme un bon fils.
– S’il y avait pas eu cette putain de panne d’essence, aussi…
– Après, t’étais pas obligĂ© non plus de la ramener avec toi et de te marier quand vous ĂŞtes revenus vivre en Alsace.
– Je ne suis pas un sale type, voilĂ  tout ! Mais je l’ai payĂ© cher. Surtout qu’au final, elle Ă©tait mĂŞme pas en cloque…
– Combien de temps maintenant ?
– Une Ă©ternitĂ©. C’était le 14 avril 77. Cette date-lĂ , je suis pas près de l’oublier…

En quittant Le coin tranquille, Jacky se sentit quelque peu rasséréné. Les cinq Plikon, paradoxalement, avaient atténué son amertume, et la détresse de Gérard Lander lui avait permis de relativiser la sienne. Il gagnait correctement sa vie, bien que sa carrière fût plutôt désastreuse. Il était en relativement bonne santé. Quant à sa compagne, elle n’avait rien de commun avec Niki, même si depuis quelques mois, il vivait au rythme de ses coups de blues et de ses sautes d’humeur. Comme elle avait perdu son emploi, elle passait le plus clair de son temps à regarder des séries à la télé. La faute au coronavirus : l’hôtel strasbourgeois où elle travaillait comme réceptionniste avait périclité rapidement lorsque la clientèle étrangère avait cessé d’affluer. Chômage technique, puis dépôt de bilan et licenciement économique. Pour corser encore un peu l’affaire, elle subissait le yoyo hormonal propre aux quinquagénaires. Il n’était pas rare qu’elle fasse passer un sale quart d’heure à son bonhomme, notamment lorsqu’il rentrait tard du bistrot. Hormis ces quelques accrochages, la relation avec Katia constituait la meilleure part de la vie de Jacky, depuis le début de ce siècle qu’il abhorrait.
– ChĂ©ri, c’est toi ? lança celle-ci depuis le salon, lorsqu’il pĂ©nĂ©tra dans l’appartement. Tous les soirs la mĂŞme question, depuis bientĂ´t vingt ans. Qui voulait-elle que ce soit, bon Dieu ?
– Nan, j’suis v’nu cambrioler, mais pour pas abĂ®mer la porte je m’suis fabriquĂ© une fausse clef, rĂ©torqua Jacky.
– Ah, arrĂŞte de me faire marcher ! lança Katia avec un petit gloussement. Avec tout ce qu’on entend, tu sais…
– Tu ne devrais pas regarder autant la tĂ©lĂ©, glissa son concubin en se penchant par-dessus le dossier du canapĂ© pour dĂ©poser un baiser dans ses cheveux grisonnants.
– Et toi tu ne devrais pas traĂ®ner autant chez GĂ©rard. Tu pues la bière. Elle semblait plus attendrie que fâchĂ©e heureusement. Ce n’était peut-ĂŞtre pas une si mauvaise journĂ©e, après tout.
– Je t’ai dĂ©jĂ  expliquĂ© que je fais Ĺ“uvre sociale. Il est au bord de la faillite.
– Tu pourrais l’aider sans consommer. Ça vaudrait mieux pour ta santĂ©.
– Je lui ai dĂ©jĂ  proposĂ©, mais il refuse catĂ©goriquement. Il a sa fiertĂ©. Alors je fais le client ordinaire…
– Si au moins Niki bossait ! Quelle feignasse, celle-lĂ  !
Jacky se garda bien de relever le fait que Katia ne travaillait pas davantage
.- Le pire, ce n’est pas qu’elle ne foute rien, souligna-t-il, c’est qu’elle tape dans la caisse dès qu’il a réussi à engranger trois sous. Je lui dis à chaque fois qu’il ne devrait pas se laisser faire, mais il est complètement sous sa coupe. Figure-toi qu’hier, elle…
– Attends, j’aimerais Ă©couter le discours, l’interrompit sa compagne. Tu me raconteras après.

À l’écran venait d’apparaître un vieux rouquin au visage porcin et au regard suffisant. Bien qu’il ne soit plus président, les media se l’arrachaient et lui donnaient constamment la parole, ce qui lui permettait de continuer à avancer ses pions dans l’optique d’une future réélection.
– Il doit faire une dĂ©claration sur le Pacte de ResponsabilitĂ© Environnementale, en vue du G7 du week-end prochain, prĂ©cisa Katia.Elle monta le son et se pencha en avant, coudes sur les genoux, le menton appuyĂ© dans ses mains.
Fidèle à lui-même, l’homme proclama avec aplomb que le changement climatique n’était que du « bullshit » créé de toutes pièces par les nations faibles pour contester la suprématie de son pays, afin d’empêcher cette grande puissance industrielle et financière d’apporter la justice et la prospérité à la Terre toute entière. En substance, on voulait lui interdire, au moyen de manipulations médiatico-gauchistes sournoises et méprisables, de faire le bonheur de l’humanité. Pour étayer ses dires, il rappela que l’automne précédent, les températures étaient descendues à -18° dans le Colorado, un 31 octobre.

N’y tenant plus, Jacky empoigna une pile de magazines et la lança sur la télévision, qui bascula derrière le meuble.
– Mais tu es fou ! hurla Katia en se levant prĂ©cipitamment. Elle aurait pu imploser !
– Ça fait quelques dĂ©cennies que les tĂ©lĂ©s n’implosent plus, ma chĂ©rie, la rassura Jacky en essayant de maĂ®triser sa colère. C’est bien dommage, d’ailleurs, car si elles le faisaient toutes en mĂŞme temps, l’humanitĂ© se porterait peut-ĂŞtre bien mieux. Quand je pense que des milliards de gens entendent ces conneries ! Le dĂ©règlement climatique, ça ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de vagues de froid, au contraire, et ce n’est pas parce qu’il gèle Ă  pierre fendre dans le Colorado que la moyenne des tempĂ©ratures n’augmente pas ! Tout devient extrĂŞme, le chaud, le froid, les pluies, les vents… et l’incompĂ©tence des hommes politiques !
– Je sais, mon chĂ©ri, je sais, ne t’énerve pas comme ça, ce n’est pas bon pour ton cĹ“ur. Les gens ne sont pas idiots, ne t’en fais pas, ils savent faire la part des choses. Tout le monde est bien conscient qu’il est de mauvaise foi et qu’il trouve n’importe quel prĂ©texte pour ne pas remettre en question le modèle consumĂ©riste. Le roi du « bullshit », c’est lui !
– J’aimerais partager ton optimisme…
– Aie confiance, mon chĂ©ri. Le monde change ! La preuve : il n’a pas Ă©tĂ© rĂ©Ă©lu. Tiens, Bakhta m’en a sorti une bonne ce matin au marchĂ© : avant, en AmĂ©rique, il y a eu Sitting Bull, qui respectait la Terre et parlait avec sagesse. Maintenant, il y a Shitting Bull, qui la massacre et ne raconte que des conneries.
– Ne me fais pas rire, j’ai les lèvres gercĂ©es, laissa tomber Jacky avec une grimace.

Le regard de Katia s’alluma. Elle réfléchit quelques secondes, les yeux au plafond, l’index en crochet devant sa jolie bouche.
– De Funès ?
– Tu chauffes.
– Bourvil, alors ?
– Lui-mĂŞme, confirma Jacky.
– Dans… Le corniaud ?
– Exact !

C’était un petit jeu auquel ils aimaient se livrer. Souvent, l’un d’eux glissait dans la conversation une réplique de cinéma célèbre, à charge pour l’autre de citer l’acteur et le film. Lorsqu’il y parvenait, il n’y avait rien à gagner, sinon un peu de complicité ou une bonne rigolade. En cas d’échec, les sanctions pouvaient s’avérer redoutables. Jacky avait ainsi écopé de trois mois d’aspirateur en butant bêtement sur « je vais prendre mon aigreur, ma tristesse et ma rancune et toutes les quatre, on va aller se coucher ». Bien qu’il connaisse Le prénom par cœur, il n’y avait pas eu moyen ce soir-là de se rappeler que l’inoubliable interprète du rôle de Babou n’était autre que la regrettée Valérie Benguigui.

Katia remit l’écran à sa place, alors que venait d’apparaître le Président de la République, qui devait commenter le discours de son ex-homologue, en direct depuis l’Elysée. Après avoir servi le baratin d’usage sur l’attention extrême que toute son équipe portait aux phénomènes climatiques et au bien-être des citoyennes et citoyens, il rappela que la France était une des nations industrielles les plus vertueuses en matière d’émissions de carbone, grâce notamment à l’énergie nucléaire. Cocorico !
Ouais, c’est ça ! Il nous ressert le coup de l’uranium « zéro carbone », s’offusqua Jacky. Comme les gisements sont infinis, qu’il n’y a pas besoin d’entretenir des conflits armés en Afrique pour en garder le contrôle et qu’on le transporte exclusivement à vélo, c’est sûr que c’est vraiment l’énergie verte par excellence ! Quant aux déchets radioactifs, c’est un détail. Il suffit de composter ça au fond du jardin pendant dix ou douze-mille ans, et le problème est réglé. Là aussi, zéro carbone pour le retraitement, bien entendu. Pour ce qui est du démantèlement des centrales, c’est le genre de truc qui se fait à la pelle et à la pioche, en sifflotant. Un peu d’huile de coude et le tour est joué ! Excuse-moi, mais je préfère retourner me murger chez Gérard que d’entendre ça. Quand je pense qu’au G7 ils vont en remettre une couche !- Non, attends, j’éteins… lança Katia d’un ton implorant. On ne va pas se pourrir la soirée bêtement !

Elle saisit la télécommande et coupa le poste, juste au moment où le Président martelait que grâce aux pompes à chaleur et aux véhicules électriques, on allait voir émerger un monde plus vert et plus sain… Il ne préciserait probablement pas que les énergies renouvelables n’avaient aucune chance de couvrir les besoins, le jour où des millions de Français se chaufferaient à l’électricité et achèteraient un « véhicule propre » dont la fabrication et la fin de vie étaient à elles seules un désastre écologique. Ni qu’il faudrait construire ou « prolonger » au-delà du raisonnable des dizaines de centrales nucléaires pour leur permettre de faire fonctionner tout ce matériel à « forte valeur environnementale ». Tssssss…

Le principal, c’était de booster les ventes et de décomplexer les consommateurs par rapport à l’usage des véhicules individuels. Vu le coût du remplacement des batteries, il y avait encore un paquet de pognon à se faire : les industriels amis du Président le savaient bien et se frottaient les mains par avance. On n’allait quand même pas reconsidérer le modèle économique basé sur une croissance infinie et des profits juteux pour les plus riches ! Il était infiniment plus habile de tout repeindre en vert pour faire joli et se donner bonne conscience, tout en contribuant à l’hégémonie chinoise !

L’unique différence de part et d’autre de l’Atlantique résidait finalement dans la stratégie de communication…

Jacky venait d’enfiler son tablier pour attaquer la préparation du dîner, quand son téléphone sonna.
– Ça alors, c’est le commissariat ! s’étonna-t-il en jetant Ĺ“il Ă  l’écran. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir ?
– Schneckenbein ? lança la voix sèche du divisionnaire MickaĂ«l Zerrbild. Je sors du bureau de la patronne. Ramène tes fesses, on a besoin de toi.
Son supérieur raccrocha, sans autre forme de salutations, avant que Jacky ait eu le temps d’esquisser la moindre question. Il en resta bouche bée.
– Qu’est-ce qu’ils te veulent ? interrogea sa compagne, soucieuse. Il est huit heures du soir.
– Aucune idĂ©e.
– Tu as encore fait une connerie ?
– Pas Ă  ma connaissance, rĂ©pondit l’officier, embarrassĂ©. Il y a sĂ»rement une merde Ă  rĂ©gler. Dans ce cas-lĂ , c’est tout de suite Ă  moi qu’on pense. J’espère qu’il ne s’agit pas de dĂ©boucher les chiottes, cette fois, grommela-t-il en enfilant son blouson, son gilet et son casque.
– Appelle-moi dès que tu sauras de quoi il retourne, lui glissa Katia en le serrant dans ses bras. J’ai comme un pressentiment. Je n’aime pas du tout ça. […]